L’auberge où résidaient les archéologues était un des nouveaux bâtiments à proximité de la voie ferrée. Un vilain cube de pierre et de bois créé pour entasser le plus de monde possible. Comme la plupart des constructions réalisées après le grand-blanc, l’endroit avait déjà l’air vieux. Clara gara son vélo devant l’entrée et s’arrêta pour considérer sa prochaine action. Elle aurait pu envoyer des cailloux à sa fenêtre, si elle avait su de laquelle il s’agissait. Ça marchait dans les histoires. Mais non seulement Clara ne savait pas, il partageait en plus sûrement un dortoir avec d’autres personnes. La jeune femme secoua la tête. Elle qui se considérait comme quelqu’un de responsable, qui réfléchissait avant d’agir. Elle avait intérêt à reconsidérer son attitude si elle voulait la moindre chance de survivre à leur petite entreprise.
- Hey, gamine, t’es là pour voir ton chéri ? Bouge pas, je vais te le réveiller !
Clara se retint de répondre. Elle se contenta de sourire et de hocher la tête alors que quelques rires gras ponctuaient l’appel de l’archéologue. Au moins, les choses allaient dans son sens, elle n’allait pas se plaindre. Certes, les ricanements et les insinuations l’irritaient au plus haut point, mais elle pouvait les supporter quelques minutes. Et tant que cela leur serait favorable, elle les laisserait croire à leur petite histoire selon laquelle Jonathan et elle étaient juste deux adolescents énamourés. En parlant du loup, Jonathan venait justement de débouler devant elle, sa chemise à moitié rentrée dans le pantalon.
- Clara ?
- Hey, comme c’est ton jour de congé, je me suis dit qu’on pourrait prendre le petit-déjeuner ensemble, avant que je commence mon service ?
L’excuse était idiote, mais elle n’allait pas trouvé mieux dans la demi-seconde où elle avait réalisé qu’elle ne pouvait pas annoncer la réelle raison de sa visite en plein milieu de la rue.
- OK, sûr.
Les ricanements les accompagnèrent jusqu’au croisement suivant. Lorsqu’elle jugea qu’ils étaient assez loin, Clara se rapprocha de Jonathan et souffla :
- Je suis désolée pour hier. Je sais que je suis trop sur la défensive.
- Excuses acceptées.
- Juste comme ça ?
- Juste comme ça. Je vois que tu es vraiment désolée. Ça ne sert à rien de presser. Et puis je suis désolé aussi. Je sais que je peux te faire confiance. Tu n’as pas à partager ta vie si tu n’as pas envie.
Ils obliquèrent à droite sans se concerter. La rue menait à l’ancien Jardin Botanique. Le meilleur endroit où avoir une conversation tranquille, surtout à cette heure de la journée. Le soleil se levait juste sur la ville, mais les arbres plongeaient l’ancien lieu de promenade dans une pénombre propice. Clara attacha son vélo à la grille, et ils se glissèrent entre deux barres d’acier un peu trop écartée par le temps. Ils marchèrent quelques minutes en silence, à profiter des chants des oiseaux, avant que Clara ne reprenne, comme si elle continuait à voix haute une conversation commencée dans sa tête :
- Ce n’est pas que je ne veux pas partager ma vie. C’est juste que c’est compliqué. Mais tu es probablement la seule personne à qui je peux raconter ça.
Jonathan ne répondit pas, lui laissant le temps nécessaire pour remettre ses pensées en ordre. À la grande surprise de Clara, elle continua. Comme si le barrage derrière lequel elle avait enfermé ses mots venait de céder.
- Je ne parle pas parfaitement la langue parce que je ne suis pas d’ici. Je viens du continent.
Pas besoin de regarder Jonathan. Même dans cette pénombre, Clara pouvait deviner son expression. Un air de choc et d’incompréhension. Les visites du continent étaient rares, surtout hors des convois militaires. Sûrement, le jeune homme commençait à pressentir l’ampleur de la confidence que Clara s’apprêtait à faire.
- Je ne sais pas exactement d’où. Je ne me souviens que du centre.
Clara inspira profondément. Les ombres autour d’eux lui semblaient soudain oppressantes. Ils arrivèrent au niveau de l’ancienne fontaine, et entreprirent de contourner le bassin. Les cercles de métal de la sculpture lui semblaient prêt à sauter hors du cercles de pierre et à l’écraser de leur poids. Un long frisson la parcourut.
- Je sais qu’ici, les gens pensent que les centres sont juste des histoires pour effrayer les enfants, ou de la propagande. Mais ils existent. Et bien sûr, on ne les construirait pas ici. Ou alors seulement à Manchester, ou dans une autre ville du Nord où les gens ne comptent pas. Mais dans la zone occupée, ils amènent les enfants par wagons. Et ensuite, ils nous testent, et encore. Et une fois qu’ils nous ont testés, ils nous répartissent par dons, et ils nous font passer par… Je ne sais pas comment le décrire… Des épreuves ? De la torture ? D’autres tests ? Pour développer nos capacités, comme ils disent. Encore, et encore et encore. Tous les jours.
Elle s’arrêta à nouveau. Les mots lui arrachaient la gorge, et ils suffisaient à peine à évoquer la surface. Elle n’en avait aucun pour exprimer la peur constante, la faim, la froideur des lumières éthériques dans les salles d’expérimentation, et le noir profond des dortoirs sans bougies. Sans même approcher cette colère sourde mêlée de désespoir qui lui avait collé la peau dès le premier jour, et ne l’avait jamais lâchée depuis. Elle aurait voulu, pourtant, ne serait-ce que pour demander à Jonathan de ne pas pleurer, ou l’assurer qu’elle n’en rêvait plus toutes les nuit. Peine perdue. La jeune fille se laissa tomber sur la margelle de la fontaine, serrant le bord de ses mains. La pierre sous ses doigts était dure et froide. Réelle. Les odeurs de métal et de vieux bois qui avaient envahi ses narines refluèrent. Le chant des oiseaux lui parut plus proche, plus tangible que les battements pesants des automates dans les pièces obscures. Petit à petit, elle se rappelait à la réalité. Elle n’était plus là-bas. Elle n’y retournerait pas, et Mattie non plus. Elles se l’étaient promis.
Clara cligna des yeux. Elle avait cette même impression qu’après avoir sauté dans l’eau, quand la tête crève enfin la surface et que le monde réapparaît. Par réflexe, sa main droite alla essuyer grossièrement l’humidité sur ses joues. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré. En même temps, elle n’avait jamais raconté ce qui lui était arrivé à qui que ce soit, auparavant. Mais ce n’était pas le plus important. Le plus important était de savoir si, maintenant que son secret était à l’air libre, elle allait le regretter ou non. Malgré une soudaine piqure de peur, elle chercha Jonathan du regard. Ce dernier était également occupé à sécher ses larmes. Lorsque leurs regards se croisèrent, il étendit soudain ses bras. L’imagination de Clara eut juste le temps de le représenter comme une espèce de mouette difforme que déjà, son embrasse se refermait sur elle. Deux câlins dans la même journée, elle ne s’était pas préparée à ça. La jeune femme réalisait vaguement que le pauvre Jonathan avait dû prendre ses émotions de plein fouet, lorsqu’elle lui avait raconté son passé, aussi essaya-t-elle de lui tapoter vaguement le dos pour l’aider à se calmer alors que lui redoublait de pleurs. Elle n’était vraiment pas douée pour ce genre de choses, se dit-elle en constatant que ses efforts ne semblaient avoir aucun effet, si ce n’était peut-être redoubler les sanglots du jeune homme.
Enfin, après un temps qui lui parut infini, Jonathan parut s’apaiser. Mieux, il se laissa faire lorsqu’elle tira légèrement sur ses épaules pour le décoller d’elle. Clara grimaça en sentant le tissus mouillé de sa chemise coller contre sa peau, là où les larmes de l’apprenti archéologue avaient coulé. De son côté, le jeune homme avait piteuse allure. Ses yeux étaient gonflés, et de grosses plaques sombres étaient apparues sur ses joues. Il sortit un mouchoir de sa poche et entreprit de s’essuyer le visage de manière assez peu cérémonieuse.
- Désolé, souffla-t-il enfin. J’ai vu des morceaux, pendant que tu racontais… je n’imaginais pas.
- Maintenant tu sais pourquoi j’ai du mal avec les expressions.
La tentative d’humour était faible, mais elle suffit. Jonathan esquissa un sourire, avant de reprendre.
- Et donc, tu es née sur le continent ?
- Je crois, oui. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’avant le centre. Juste quelque images avec mes parents, et je crois que j’avais un petit frère ou une petite sœur.
- Ils sont encore en vie ?
Clara haussa les épaules.
- Je ne sais pas. Sûrement ?
- Tu voudras les retrouver, un jour ?
La question la prit de court. La jeune femme essaya d’ordonner ses mots du mieux possible pour exprimer ces pensées qu’elle nourrissait d’habitude dans ses rares moments de tranquillité.
- Peut-être ? Déjà, il faudrait que je sois sûr que ça ne les mette pas en danger. Après… Est-ce qu’ils auraient envie de me voir ? J’avais cinq ans quand j’ai été emmenée au centre. En onze ans, il se passe beaucoup de choses.
Le regard que lui lança Jonathan lui fit baisser la tête.
- J’ai peut-être menti sur mon âge pour faciliter un peu les choses.
- Oui, je me disais qu’il y avait comme une erreur de calcul. Donc tu as seize ans, en vrai ?
- Oui. J’en aurai dix-sept cet hiver. Tu sais ce qu’on dit sur les gens qui ont mon don…
- Que vous naissez dans les jours sombres de l’année, oui.
- Ce n’est qu’une superstition, mais dans mon cas, ça s’applique.
Clara se tut. Ils dérivaient. Elle n’avait pas vraiment prévu de parler de sa famille, ou d’elle-même, ou en tous cas d’elle-même au-delà de ce qu’elle était prête à révéler. Et son temps était compté. Elle devait aller prendre son service, après ça.
- En tous cas, reprit-elle un peu plus vivement. Pour notre projet. Je ne suis pas partie du centre seule. On était tout un groupe. Et on s’est séparés une fois dehors pour maximiser nos chances.
Jonathan lui adressa un regard vide, apparemment, il ne voyait pas où il voulait en venir, et elle non plus. Enfin si. Il fallait qu’elle lui parle de Mattie, mais elle évitait de le faire depuis tout à l’heure. Evoquer l’adolescente lui donnait l’impression de la trahir. Pourtant, elle n’avait pas le choix.
- Bref. Tout cela pour dire que je ne suis pas seule. Ici, je dis aux gens que je vis avec ma petite sœur, et que nos parents sont morts. Et Mattie… elle voit les chances de réussite des actions.
Le visage de Jonathan s’éclaira.
- Une probabilitienne ? C’est incroyable !
Clara grimaça en réponse. Jonathan, depuis qu’elle le connaissait, montrait cette enthousiasme enfantin pour les dons, comme si ces derniers ne venaient jamais accompagnés d’une contrepartie. Elle enchaîna sans attendre.
- Elle a calculé les lieux où on avait le plus de chances de rencontrer les gens du marché noir. Elle pense qu’il y a quelque chose pour contacter les organisateurs à la librairie Heffers. Je pensais y aller en reconnaissance ce soir. Tu viens avec moi ?
Un instant, elle craignit que Jonathan ne l’enlace à nouveau. Son visage s’était éclairé comme une chandelle. À cet instant, il avait l’air, de l’avis de Clara, infiniment soulagé. Oubliée, sa tristesse de quelques instants auparavant.
- On est pas encore sorti d’affaire, précisa-t-elle rapidement. On a encore contacté personne.
- Oui, mais grâce à toi et à Mattie, on sait où aller chercher ! C’est génial ! Tu finis à quelle heure ?
- Après le déjeuner, aujourd’hui, comme il n’y a pas de groupes de fouilles à livrer. Tu m’attends devant le café ?
- Sans problème, et je prendrai de quoi nous faire passer inaperçu !
Clara allait lui demander ce qu’il entendait par là quand les cloches du Culte Réformé sonnèrent l’heure. Elle sauta sur ses pieds.
- Merde, je vais devoir y aller. Tu m’attends devant le café, hein ?
Sans attendre de réponse, elle fila en sens inverse. Le soleil avait grimpé dans le ciel sans qu’elle s’en rende compte, ce qui rendait ses déplacements beaucoup plus aisés qu’à l’allée. En quelques minutes, elle arriva à sa bicyclette. Heureusement, elle n’avait plus qu’à remonter Hills Road pour arriver au centre-ville. Elle serait quand même au café à l’heure. Elle enfourcha sa selle et fila sans attendre.