Juillet 2033

Les citadins et travailleurs rasaient les murs à la recherche de la fraîcheur des pierres et de l’ombre qu’offraient les avant-toits. Chaque croisement faisait s’animer le ballet de véhicules, et de passants, qui rendait la cité urbaine folle et splendide à la fois. Nadav connaissait bien Bruxelles. Il y avait grandi. Nous étions sur le chemin de l’hôtel, afin de récupérer nos valises avant de rejoindre l’aéroport. Nos vols étaient prévus pour 21h30 et 21h40, au terminal B.

Depuis cinq ans, les avions n’étaient plus commandés par des pilotes. Ils étaient commandés par des ordinateurs. Par l’intelligence artificielle. Au début, la technologie avait été réservée à l’armée américaine, mais une entreprise française avait trouvé le moyen de l’appliquer pour des vols commerciaux. Avec le prix de la main d’œuvre croissant et les mouvements sociaux qui augmentaient, les compagnies aériennes n’avaient pas longtemps hésité avant de troquer leurs pilotes pour des machines. Les avions étaient aussi capables de détecter des attaques potentielles de missiles ou de drones et pouvaient ajuster leurs trajectoires en conséquence. Il y avait moins de retard car toutes les étapes de sécurité, d’embarquement et de gestion dans l’avion était automatisée. Néanmoins, des millions de personnes avaient perdu leur emploi à travers le monde, rien que dans le secteur aérien, et cela n’avait rien arrangé à la situation géopolitique globale. Les conflits s’étaient accrus en dix ans. Personne ne craignait une attaque nucléaire imminente. Non, la menace était un arrêt complet d’un pays à cause d’un piratage des IA. Ce n’était pas rare d’entendre qu’un réseau ferroviaire avait été hacké. Ou bien que les hôpitaux ne recevaient plus les informations des patients et ne pouvaient donc pas les traiter. Des centaines de personnes furent tuées lors d’un important piratage de trains à Madrid en 2029. Le système bloqué avaient fait dérailler des dizaines de trains en même temps. Des Français virent leur maladie s’aggraver faute de traitement pendant des mois en raison d’un virus complexe qui put pénétrer dans l’un des logiciels les plus utilisés en Europe. Ce fut également le cas en Italie.

Nous devions également faire face à une désinformation quotidienne. Ce n’était pas rare d’entendre un président fraichement élu être accusé d’avoir truqué une élection. S’ensuivaient des guérillas urbaines qui duraient plusieurs jours et faisaient des centaines , voire des milliers de morts selon les pays.

Mon rôle de journaliste était devenu quasi suicidaire. Si un journaliste contredisait une thèse générale fausse, des bots informatiques lui envoyaient des messages haineux en continu. Mais cela pouvait aller plus loin. Des pirates informatiques pouvaient déclencher les alarmes ou allumer les lumières en pleine nuit chez les personnes ciblées, ou déclencher les appareils électroménager connectés. Les journalistes n’étaient plus menacés de mort, ils étaient poussés au suicide. Pas d’accusé, pas de coupable. « Elle était perturbée, sensible, elle n’a pas tenu le coup » dirent certaines personnes lorsqu’on apprit le suicide de la première journaliste. Elle avait notammment subi pendant plusieurs semaines une diffusion en direct sur Youtube de sa maison et de ses enfants. Des internautes appelaient à la violer et à tuer ses enfants. Elle faisait des critiques sportives. Et elle fut violemment ciblée car elle avait publié un article sur la technique d'une joueuse de basket "plus avancé" que certains des basketteurs masculins. Rien de plus. Rien de scandaleux. Et pourtant... Puis quand vint le deuxième, le troisième, le quatrième… le quinzième, rien qu'en France, l’Etat avait commencé à réfléchir au problème. Nous étions en 2028. Aucune loi n’avait été encore votée faute de majorité au parlement. Nous étions maintenant en 2033, et être journaliste était devenu presque aussi dangereux qu’être soldat. Excepté que le front et nos ennemis pouvaient pénétrer chez nous et attaquer nos familles.

Mais le monde n’était pas si perdu que cela. Des choses bien étaient apparues durant les dernières années. L’intelligence artificielle avait permis à des ingénieurs de construire des matériaux plus durables et plus recyclables, comme les trottoirs qui capter la chaleur pour la transformer en énergie. Ou le développement accru des techniques de recyclage des eaux polluées ou usées. Voyant la rentabilité, chaque pays avait tourné son industrie vers l’industrie verte. Et en 2033, c’était toujours la course pour trouver la prochaine invention à exporter. Enfin surtout pour la Chine. Les européens et américains avaient fermé leurs frontières en 2025 . Les deux anciens alliés avait rompu tout partenariat suite à plusieurs désaccords majeurs sur des interventions extérieures. Après la victoire de l’Ukraine contre la Russie, l’ordre du monde avait changé. La Russie et la Chine, et d’autres pays, s'allièrent contre les Etats Unis et l’Union Européenne et leurs alliés respectifs. Le nouveau monde ressemblait à celui des années de guerre froide. Néanmoins, la menace était invisible, plus lente, plus vicieuse. La planète allait mieux, mais les humains se battaient et s’entretuaient dans leur propre pays. Le totalitarisme avait emporté l’Italie, la Hongrie, l’Autriche, la Roumanie et la République Tchèque. Les Catalans s’étaient déclarés indépendants, ce qui avait déclenché une guerre civile avec les nationalistes. Les Corses, poussés par ces mouvements indépendantistes qui s’accentuaient en Europe, avaient établi un système informatique sophistiqué empêchant toutes sortes d’objets et de personnes de pénétrer sur leur territoire. Si un avion franchissait l’espace aérien, il était abattu automatiquement. La métropole continuait d’essayer de reprendre le territoire sans succès. Cela durait depuis dix-huit mois.

Des mouvements indépendantistes violents appelaient à la révolte en France. Les communautés minoritaires appelaient à renverser certains régimes comme en Slovaquie par exemple. Aux Etats Unis, à chaque période d’élection, la violence entre partis s’accentuaient à cause des clivages extrêmes de la population. Les uns prônant le retour à l’époque du Far West et poussant au capitalisme extrême. Donald Trump et ses partisans continuaient d’exacerber les tensions. Les démocrates, autrefois modérés, commettaient des actions violentes contre les trumpistes et il n’était pas rare d’entendre des annonces d’attentat d’un camp contre l’autre. Le droit des communautés s’étaient considérablement amoindri, et beaucoup d’états avait une remis une ségrégation officielle entre blancs et gens de couleur. Les personnes non hétérosexuelles et non genrées étaient envoyées en Alaska.

En Europe de l’Ouest, certains mouvements, plus nombreux au fil des années, avaient créé des chaines télévisées spéciales pour prôner leurs opinions racistes, antiféministe et anti-liberté individuelle. Et l’on y prônait ouvertement la violence. Les pays du Moyen Orient étaient en décroissance. Leur modèle basé sur le pétrole s’était effondré en 2031. Leurs investissements immobiliers et culturels n’avaient pas suffis. Les mouvements islamistes s’étaient intensifiés. Des guerres entre communautés religieuses et les persécutions contre les femmes s’étaient aggravées. L’Afrique était en feu. En proie à des guerres génocidaires incessantes.

Bref, le monde allait mal, mais au moins on respirait et mangeait mieux. L’éducation des enfants étaient plus développée grâce à l’intelligence artificielle et aux cours en ligne donnés par des professeurs du monde entier. A six ans, chaque petit européen, ou presque, savait parler anglais couramment.

Même si l’on vivait dans un monde en guerre permanente, la plupart des gens ne s’en rendait pas compte. Du moins en France. La différence de niveau de vie était flagrante lorsque l’on voyageait à l’étranger, bien plus qu’en 2023. Mais vivre normalement était ce qu’il y avait de mieux à faire. Vivre. Aimer ses proches. Aider les autres. C’est que Nadav et moi essayions de faire au mieux dans ce monde absolument démentiel.

Nous étions venus à Bruxelles pour une conférence sur « Les formes de pollution dans l’industrie financière ». Nadav était venu en tant que dirigeant d’une entreprise qui travaillait avec les banques. Moi j’avais été invitée par un journaliste néerlandais avec qui j’avais collaboré quelques années auparavant lors du crash boursier de 2028. La conférence était terminée. Nadav et moi devions retourner à nos autres occupations. Il y a avait tant à accomplir dans ce monde de folie.

Nadav marchait vite, comme à son habitude. Moi, je le suivais, un peu à la traîne. Nous étions dans les temps, et je poussai Nadav à ralentir le pas. Il se mit à ma hauteur, et me prit la main en souriant. Nous étions pressés de rentrer chez nous, en France. Mais lui et moi avions encore à faire. Lui partirait pour Belgrade, je devais partir à Londres. Nous nous croisions rarement dans la même ville. C’était notre vie. Ça l’était depuis que nous nous étions rencontrés. Nous passions plus de temps dans les terminaux d’aéroports qu’autour d’un dîner en amoureux. Cette vie nous représentait, nous faisait vibrer. Mais parfois, la tranquillité, le calme et l’ennui inhérents de ma région natale me manquaient. Nous approchions du Radisson Collection du centre, lorsque, au détour d’une rue, mon regard se posa sur un petit groupe d’amis qui riait en dégustant des gâteaux et des cafés, et semblait déranger les habitués du vieux café populaire. Cette vision de bonheur naïf et authentique me fit me replonger instantanément vingt-cinq ans plutôt, où je vivais alors dans cette petite ville de campagne, dans le sud-ouest de la France.  

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