Frigorifié, je me recroqueville dans un coin de la cave, bras serrés autour des tibias.

Goguenard, mon pull profite de l’occasion pour découvrir un sourire de peau nue au bas de mon dos.

Complices, les doigts d’un froid d’outre-sous-sol plongent dans l’ouverture, longent ma colonne vertébrale, se répandent entre mes côtes, transpercent ma peau de leurs ongles glacés.

Pitoyable, menton plaqué sur les genoux, j’essaie d’empêcher mes dents de claquer.

- Putaingue, ce que j’me caille !

La crise m’a choppé d’un coup, là, en bas des marches. Juste au moment où j’allais refaire le plein. Mes yeux errent, droite - gauche, retrouvent la bouteille de Fronton, posée à portée de main, saine et sauve. Son étiquette ensoleillée me fait du bien. Une vraie lueur d’espoir. Je parviens même à me rappeler qu’à l'autre bout de la maison, un feu crépite dans la cheminée.

Les tremblements se tassent. Pas de visions grouillantes ce coup-ci, je m’en sors bien. Profitant de l’accalmie, je me lève avec peine, puis me tire et traine vers le haut de l’escalier. Sans oublier, au passage, d’attraper la bouteille de picrate par le col.

Quelques secondes plus tard, me voilà devant l’âtre, mains tendues au-dessus des flammes. Une douce chaleur filtre à travers la peau de mes doigts écartés, remonte le long de mes veines, irradie mon torse, détend mes épaules.

Vite fait, mon visage devient écarlate tandis que dans mon dos, de frisquettes caresses s’infiltrent sous mon pull décidément en mauvaise forme. Je me retourne pour offrir mes reins au feu bienfaiteur. Aussitôt un spasme glacé vient serrer ma poitrine, alors que mes fesses, agressées par une chaleur trop vive, me brulent avant même d’être réchauffées… Deux ou trois vire- voltages plus tard, j’en viens à jalouser les poulets rôtis de mon enfance, pour qui chaleur tournante était une expression pleine de signification.

Ce curieux souvenir chasse les dernières bribes de mon delirium. Je me laisse tomber au fond du canapé, défoncé.

En face de moi, quelques flammes survolent un tas de braises moribond. Tout compte fait, ce mois de septembre est plutôt clément. Comme quoi, l’esprit peut ressentir beaucoup plus de désagréments que le corps n’en subit. Autrement dit, un être solitaire peut se cailler les miches sans qu’il fasse vraiment froid. Il suffit pour cela d’être un amoureux éconduit… ce que les poètes pleins d’imagination appellent, un amoureux transi.

J’étends les jambes et contemple, posés côte à côte sur le banc de la cheminée, les oreilles démesurées de mes pantoufles en forme de lapin. Instantanément, je pense à celle qui m’a offert ce merveilleux cadeau. La seconde suivante, pétri de culpabilité, je réalise que je n’ai pratiquement pas dessoûlé depuis son départ.

Même si, à la vérité, j’ai peut-être commencé un peu avant… vu qu’elle est partie parce que je buvais… m’a-t-elle dit.

Elle me manque tous les jours un peu plus, la solitude est une chose terrible, cumulative… Surtout le soir, quand recroquevillé dans mon grand lit, les pieds gelés, je n’ai personne à qui parler. Il m’arrive même de demander à ma boite de kleenex : « Alors, heureuse ? ».

Mais je garde espoir, il se peut qu’elle revienne. Les statistiques plaident en ma faveur. Les couples dont les conjoints boivent autant l’un que l’autre sont, parait-il, inséparables…

Je laisse mon cerveau folâtrer vers un avenir meilleur, aidé dans ses divagations par le ballet chuintant des flammes en représentation et, il faut bien l’avouer, par l’éclusage bien avancé de la bouteille de Gaillac. Bouteille ayant, au passage, lubrifié la descente d’un paquet de chips aussi discount que familial et qui me regarde maintenant de l’autre côté du canapé, la bouche ouverte, l’air étonné.

- Ben oui mon gars, le célibat a au moins cet avantage. Je peux t’avaler, toi et tes semblables, sans craindre les remontrances d’une épouse acariâtre. C’est ça la liberté !… et ça aussi, d’ailleurs, ajoutai-je en me soulevant sur une fesse.

Là, je lui ai cloué le bec, au sac de chips, il ne répond plus rien… euthanasié ! La tête encore dans le nuage, j’en apprécie la consistance en connaisseur, tout en laissant mon attention vagabonder côté cheminée. Attention légèrement comateuse, il est vrai, et qui finit par se fixer sur une petite flamme.

La flammèche en question clignote !

Une sorte de code binaire : brûle, brûle pas, brûle, brûle pas…

 Lentement, traversant une brume épaisse, une idée de conte fantastique germe dans mon esprit fécond. J’imagine un puissant mage dominant un feu de cérémonie, jetant une poudre féerique dans les flammes, la danse soudaine de signes enflammés, oracle incandescent répondant aux interrogations cruciales d’un homme aux abois :

- Oh puissances rougeoyantes, dites-moi quoi faire ?… Dois-je lui envoyer un texto, un courrier, un coup de fil ou une baffe pour avoir piqué ma dernière caisse de Trois étoiles millésimé ?!...

Un accès écologique à la lecture du futur, en quelque sorte…

  Hum, pas terrible, un vrai conte à dormir debout. Encore une histoire à se retrouver le croupion pelé sur n’importe quel site littéraire aux lecteurs modérés et avertis …

Navré par mon propre délire, je tends le bras et plonge la main dans mon béat paquet de chips. Un picotement désagréable me chatouille le bout des doigts, se propage sous mes ongles. Je retire vivement ma menotte de l’emballage et ramène un grain d’sel. Là, j’ai vraiment touché le fond.

Absorber la poussière d’un paquet de frites vide risquerait de m’assécher le gosier, pas la peine d’en rajouter. Aussi, d’un large geste agraire, tout en chantonnant une vieille comptine télévisée, je me débarrasse de l’ivraie patatesque au-dessus des braises :

 - Eh hop, pom, pom, pom… le marchand de sable va passer…

  Les flammèches accueillent mon offrande avec grand plaisir et crépitent d’allégresse pour m’en remercier. Tant de congratulations (et le reste aussi), pour une petite pincée de sel me semble plutôt bizarre. Je cherche un instant sur l’étiquette du paquet quel colorant peut bien s’enflammer avec autant d’enthousiasme ? Mais pour cause de vue embouteillée, je remets à plus tard mes déductions scientifiques et ramène ma conscience errer du côté du foyer.

 Dans l'âtre , ma flamme binaire manifeste sa joie encore plus brillamment que ses consœurs. Intensifiant son clignement, elle me fait de grands signes de l’extrémité affectueuse de son petit bras incarnat. M’ébrouant pour dégager ma comprenette, je la zieute avec attention. Elle clignote

maintenant de façon syncopée et répétitive. Je me penche encore vers la cheminée, sourcils à la limite du roussissement, la face bientôt écarlate, presque dessoûlé. Sans l’ombre d’un doute, la flammèche alterne éclats et extinction en une séquence bien connue.

- Délire total ! Mon élucubration est devenue réalité, la flammèche me lance un S.O.S. !

Soudain, la séquence change. Toujours une succession de brèves et de lentes, mais se suivant de façon désordonnée. Je me laisse aller en arrière dans le canapé.

Soulagé.

L’espace d’un instant, j’ai bien cru que le feu m’appelait au secours. J'ai intérêt à diminuer ma consommation de picrate, deux déliriums tremens à la suite, cela va finir par faire beaucoup.

Tout en me demandant si je dois raconter mon délire au bureau demain matin, je replonge les yeux dans l’âtre. Vu les collègues que je trimballe et les amis virtuels avec qui je suis en relation sur le net, une histoire comme celle-là, c’est des mois de railleries assurées. Mais elle est tellement cocasse que je ne suis pas sûr de résister au plaisir de la narrer…

Brûle, brûle pas, brûle, brûle pas… Un doute soudain.

Je me lève, fonce vers ma demie étagère-bibliothèque, renversant au passage la bouteille de Fronton. Heureusement, son contenu ne peut plus tacher grand-chose. Je tire mon dictionnaire par la tranche et, après l’avoir rapidement dépoussiéré, commence à le feuilleter à la recherche de la lettre

M. Retournant vers le canapé, l’index coincé entre les pages sélectionnées, je pique un stylo au passage. Je m’assois de nouveau face aux flammes, le dico grand ouvert sur les genoux, la page du code Morse bien en évidence. La transcription démarre immédiatement, sur la marge même du Larousse.

Point, point, trait, point, trait,… « … d-min P--cal a-h--er n-uvell- pa-re ch--ss- ns… »

 Je jette un œil en biais à ma prolifique petite Pythie. Que veut-elle me dire ? Remarquant que la phrase se répète, je complète petit à petit les trous et arrive bientôt à :

« Demain Pascal acheter nouvelle paire chaussons ! »

 - C’est quoi cette prévision à la con ?!

Dans l’angle du canapé, déformé par la chute de la bouteille de Gaillac, le sac de chips se fend d’un hypocrite sourire en coin.

Je ne sais pas si je suis alerté par son rictus, la douleur ou l’âcre odeur, mais l’instant suivant je me retrouve debout, réveillé, frappant frénétiquement des pieds sur le sol pour éteindre les oreilles enflammées de mes chaussons cunicultés, ultime cadeau calciné de ma dulcinée.


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  7 commentaires

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Pepito

6 mois

Là, par contre, @Hubert Giorgi , c'est logique. ;-))

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6 mois

Hello Pepito ! En réalité, les commentaires sur la page de garde du récit ont pour vocation à être des commentaires généraux sur l'intégralité de l'œuvre. Cela suppose, évidemment, que le lecteur a lu l'intégralité du récit. Également, cela peut permettre de glisser un mot à l'auteur (public), en dehors du contexte des chapitres du récit.

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6 mois modifié

@Hubert Giorgi Ok, je suis toujours sur l'idée de pages uniques. Voir ma théorie sur les lectures de "roman" amateurs sur le net.
N'oublions pas que même les blagues belges doivent être courtes pour avoir des chances d'être lues jusqu'à la fin. 😉

De plus, l'idée vraiment générale est de faire le plus simple possible pour ne pas effrayer le nouveau venu. Plus c'est simple, plus on rentre facilement dans le fonctionnement du site et plus il est vite adopté.
La multitude d'icones, de stats, de trucs à droite à gauche, est plus préjudiciable que bénéfique. Nous sommes là pour nous distraire, rien de plus.

Bon, c'est ma théorie, hein... 😉

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6 mois

@Hubert Giorgi oups ! Je ne retrouve plus les annotations que tu as faite sur mon texte. Il faut faire quoi pour qu'elles apparaissent ?

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6 mois modifié

@Pepito il faut cliquer ici (sur le marqueur) :
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Pepito

6 mois

Hello @Hubert Giorgi merci beaucoup pour les annots . La différence entre choper et chopper alors là chapeau !
Je corrige le tout.

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6 mois

Merci @Pepito, c'est un plaisir 🙂

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